10 juin 2016 – Brésil, une crise révélatrice de la césure entre réalités et interprétations idéologiques
Publié le 12 juin 2016 par Bruno Racouchot
Quand on vit dans le Brésil profond, celui qui produit et travaille, on ne peut qu’être interloqué par la lecture biaisée qu’offre de la situation la majeure partie des médias et observateurs français. Obsédés par une grille de lecture fortement idéologisée, ces derniers croient expliquer l’alpha et l’oméga de la crise par un « complot »… La réalité est à la fois plus simple et plus grave : cette crise est avant tout la conséquence directe de blocages sévères et structurels, inhérents à la société brésilienne. Pour appréhender correctement ce qui se passe au Brésil, il faut lire Brésil, comprendre la crise, le très intéressant travail, lucide, méthodique et dépassionné, récemment réalisé par Christophe-Alexandre Paillard, haut fonctionnaire, maître de conférence à Sciences Po Paris, directeur du domaine « Armement et économie de défense » de l’IRSEM (Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire), document publié par Diploweb.com. L’examen méticuleux des faits permet de dénouer l’écheveau de jeux d’influence complexes, où, in fine, la communication sur des mythes révolutionnaires a, via les agences de rating, en réalité servi la logique cynique des fonds financiers internationaux.
Le cas du Brésil d’aujourd’hui est emblématique de la complexité des jeux d’influence qui s’exercent à l’échelle internationale. Vu sous l’angle des opérations d’influence, il est indubitable que le Brésil a été victime d’une double manipulation qui a occulté la réalité des faits : d’une part, le Brésil a été présenté à l’aube des années 2000 comme un Eldorado par les agences de notation financière ; d’autre part il a été porté aux nues parce que Lula et ses équipes correspondaient à un archétype révolutionnaire dont rêvent nombre d’intellectuels, français en particulier. De fait, « la flamboyance des années Lula a masqué l’essentiel : les réformes structurelles ne se faisaient pas et les mauvaises pratiques politiques et sociales ont perduré par la grâce d’une diplomatie internationale et d’une stratégie de communication efficaces » lit-on en ouverture du travail cité ci-dessus. Comme le résume Christophe-Alexandre Paillard, « le but était de vendre un Brésil heureux et sans problème, pour attirer les investisseurs ». Ou comment faire en sorte que l’imaginaire crypto-révolutionnaire puisse servir de socle aux logiques financières…
Pour preuve, de 2002 à aujourd’hui, durant les années Lula, puis Dilma, le Brésil n’est pas venu à bout « de trois de ses principaux fléaux : la faiblesse de la bonne gouvernance et de l’esprit civique, le poids sociétal d’une corruption endémique et dévastatrice, la médiocrité des infrastructures et le poids de goulots d’étranglement qui pèsent lourdement sur le tissu économique brésilien. Ignorant ces réalités qui sautent pourtant aux yeux dès l’arrivée au Brésil, de nombreux observateurs internationaux se fondaient sur des a priori idéologiques favorables aux évolutions politiques du pouvoir brésilien des années 2002/2016. Le Brésil de Luiz Inacio Lula da Silva et de Dilma Rousseff devait être un modèle social et politique pour tous, alternatif aux convulsions de l’ancien monde, qui, en sus, n’était pas marqué du sceau infamant de puissance impériale et expansionniste souvent attribué aux Etats-Unis. » On sait ce qu’il en est aujourd’hui de cette mystification.
Comme le dit très justement C-A Paillard, « réduire la crise brésilienne à un simple complot des élites blanches et conservatrices opposées au Parti des Travailleurs (PT) comme seul défenseur des populations pauvres, métisses ou noires, comme il est possible de le lire dans certains journaux ou sites d’information, relève d’une vraie maladresse intellectuelle. » Cette « approche politique très partisane » ne permet pas de comprendre les racines d’une crise qui touche l’ensemble de la classe politique brésilienne. C-A Paillard remet donc les éléments en perspective sur le temps long. Car malgré son industrie et ses services, si le Brésil vit depuis des siècles des crises cycliques, c’est avant tout parce qu’il demeure dépendant de ses ressources naturelles. Cette crise n’est donc pas la première, mais elle est d’une ampleur inédite car liée à un bilan économique proprement désastreux, que dissèque avec soin l’auteur. Ce dernier évoque d’ailleurs – concernant les années Lula – un « véritable règne des illusions ». Lula « a laissé une image qu’on pourrait qualifier d’iconique dans l’opinion publique mondiale, troublant l’appréciation d’un constat objectif des réalités du Brésil et de ses faiblesses ».
Si l’on examine les faits sous l’angle de l’influence, il est exact de dire que « la stratégie de Lula da Silva s’est appuyée sur ce qui commençait à ressembler à un début de soft power à la brésilienne aujourd’hui bien malmené par la crise. » C’est là toute l’ambiguïté des stratégies d’influence ne reposant pas sur un socle solide de réalités. L’Eldorado rêvé médiatiquement reste bel et bien l’un des champions mondiaux des inégalités socio-économiques et des morts violentes hors contexte de guerre (10% des homicides commis dans le monde le sont au Brésil…). Le premier effort à mener est d’ordre pédagogique, à l’endroit des masses, pour leur faire comprendre qu’un changement est désormais inéluctable. A cet égard, C-A Paillard dissèque avec finesse le rôle joué par les télévisions au Brésil (le Brésilien consacre en moyenne six heures par jour à regarder la télé…et 95% des foyers disposent de la télé – en regard de cela, au mieux 20% des Brésiliens lisent des journaux). Mais d’autres efforts doivent être menés en direction des points-clés névralgiques que sont « la faiblesse des infrastructures, l’importance d’une corruption massive, le poids de la bureaucratie et une délinquance endémique qui sont les plus grands défis auxquels le Brésil doit se confronter, en dehors des questions essentielles de recul de la pauvreté et des inégalités toujours très criantes. »
Or, le problème de fond est qu’« en mai 2016, la crise montre que le Brésil n’a pas de stratégie pour s’en sortir« … Comme nous ne cessons de le répéter dans Communication & Influence depuis des années, une stratégie d’influence et une communication d’influence ne sont fructueuses que si elles sont là pour conforter une stratégie existante, clairement définie ! Ce qui, ici, n’est pas le cas. Sans stratégie, pas d’influence. Le Brésil risque donc de payer au prix fort l’agitation médiatique des années Lula, colportée par les idiots utiles que sont la majeure partie des opinion makers qui suivent ce pays sans rien y comprendre. Ces derniers n’y cherchent en fait que le reflet idéalisé (mais déconnecté des réalités) de leurs rêveries pseudo-révolutionnaires. J’ajouterais en conclusion une touche personnelle. Cela fait près de 40 ans que je fréquente les réalités brésiliennes. Je connais la machine de l’intérieur si j’ose dire… L’analyse de C-A Paillard me paraît remarquable par sa précision, son honnêteté et sa concision. Il ne faut cependant pas lire le Brésil avec nos seuls yeux cartésiens. Car heureusement, les Brésiliens ont un atout : ils sont d’incorrigibles optimistes et savent s’adapter à toutes les situations. Sans doute pour ne pas faire mentir l’adage qui veut que Dieu soit brésilien…
Bruno Racouchot, Directeur de Communication & Influence
Télécharger Brésil, comprendre la Crise de Christophe-Alexandre Paillard