31 octobre 2024 – Quand la génétique permet de démonter deux siècles plus tard une opération de manipulation politique de haut vol : le cas Napoléon. Le décryptage de Gérard Lucotte.

Publié le 2 novembre 2024 par Bruno Racouchot

Compte tenu du contexte géopolitique extrêmement violent existant en Europe au tout début du XIXème siècle après les guerres napoléoniennes et la défaite de Waterloo (18 juin 1815), nombreuses furent les interrogations qui fleurirent quant à la cause de la mort de Napoléon en exil à Sainte Hélène en 1821. Spécialiste de l’ADN ancien et internationalement connu pour le séquençage du chromosome Y, auteur de centaines d’articles scientifiques, professeur à l’Ecole d’anthropologie de Paris – établissement supérieur des sciences anthropologiques, fondé en 1875 et reconnu d’utilité publique – Gérard Lucotte a travaillé douze ans sur le sujet. Il vient de publier, en compagnie du docteur Philippe Bornet, Qui a tué Napoléon ? (Max Milo éditeur, Paris, 2024, préface de Jean Tulard). Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il montre comment la connaissance de la génétique permet de décortiquer une authentique opération de manipulation et désinformation à des fins géostratégiques… il y a de cela deux siècles. Avec – sans doute – des leçons à tirer pour aujourd’hui.

Quel est le rôle de la génétique et plus largement de la science dans la recherche historique ?

La génétique qui quitte le champ médical pour contribuer à la résolution des recherches historiques s’appelle la génétique « récréative » (mauvaise traduction de l’anglais, la génétique récréative ou mieux historique demandant en réalité beaucoup de travail).

Prenons un exemple : le 11 novembre 2015, les lecteurs du Figaro tombèrent sur un article intitulé :  Les corps des Romanov authentifiés. Les restes du tsar Nicolas II et de sa femme Alexandra, enterrés à Saint-Pétersbourg, l’ancienne capitale impériale, avaient été exhumés lors de l’enquête sur les circonstances de la mort de la famille impériale. Des échantillons de l’ADN furent prélevés sur la mâchoire inférieure de Nicolas II et de son épouse ainsi que sur la vertèbre cervicale du dernier tsar.

L’examen des échantillons de l’ADN du tsar montra qu’ils « coïncidaient avec ceux prélevés sur la (dernière) chemise de Nicolas II qui portait des traces de sang » après l’exécution de la famille impériale. L’enquête avait été rouverte à la demande de l’Église orthodoxe russe, qui concevait des doutes sur l’authenticité de ces ossements. Les restes présumés du tsarévitch Alexeï et de sa sœur Maria avaient été découverts en 2007 près du lieu où la famille impériale avait été exécutée dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918 sur ordre des bolchéviques, arrivés au pouvoir à la faveur de la révolution d’Octobre 1917. Ceux des autres membres de la famille Romanov, dont ceux du tsar Nicolas II et de l’impératrice Alexandra Feodorovna, extraits d’une fosse commune à Ekaterinbourg dans l’Oural en 1991, avaient été officiellement identifiés en 1998 par le gouvernement russe. La preuve de l’authenticité étant indéniable, certains membres de la famille Romanov furent inhumés à Saint-Pétersbourg, et tous furent canonisés et considérés comme martyrs par l’Église orthodoxe.

Les historiens partagent-ils vos conceptions ?

Pas tous. A ces historiens-là, je ferais remarquer que l’histoire est une discipline assertorique : qui procède par la confrontation des arguments. Le prix à payer est que la discussion entre les opinions en présence ne cesse jamais totalement. Même si le débat se clarifie, il restera toujours une partie des lecteurs qui refusera de se rendre aux arguments de la partie adverse. La science, elle, est une discipline apodictique. Elle procède humblement et lentement, allant du simple au complexe et du connu à l’inconnu. Elle mesure, chiffre, et repose sur une série d’expériences reproductibles et vérifiables.

Cependant le professeur Jean Tulard [ndlr : spécialiste incontesté de Napoléon – surnommé par ses pairs à ce titre comme « le maître des études napoléoniennes »,  membre de l’Institut de France, membre également  de l’Académie des sciences morales et politiques] ne fait pas partie des réticents. Aussi a-t-il terminé sa préface à notre livre par ces mots : « Que Clio se taise. Place à la Génétique ».

Quelles sont vos principales conclusions ?

Je ne veux pas « divulgâcher » le plaisir de mes lecteurs qui liront Qui a tué Napoléon ? comme un roman policier. Je peux vous dire que comme tout bon enquêteur, j’ai localisé formellement le corps, découvert l’arme du crime, élucidé le mobile et identifié l’assassin.

Le malheureux général Montholon désigné comme un empoisonneur à l’arsenic sous prétexte qu’il voulait hériter plus vite de l’Empereur, voit sa réputation rétablie.

Si ce n’est Montholon, ce sont les royalistes et les Anglais ?

Vous me poussez dans mes derniers retranchements. Ce que je peux vous dire c’est que la réputation de l’Angleterre n’en sort pas grandie.

Vous soupçonnez le ministère anglais d’avoir comploté contre la vie de Napoléon ?

N’y avait-il pas intérêt ? En 1815, Napoléon a nourri un instant le projet de passer en Amérique. Finalement, il se rend et monte sur le Bellérophon, du capitaine Maitland. Son idée est de solliciter un « habeas corpus« . En effet, la Grande Charte d’Angleterre, précisait que « nul homme libre ne serait poursuivi, ni arrêté, ni puni dans ses biens et privilèges, ni mis hors-la-loi, ni exilé qu’après un verdict délivré par ses égaux et d’après les lois du pays ».

Ce texte, qui ne laissait aucune place à l’arbitraire, avait été complété par l’Habeas Corpus Act, voté par le Parlement britannique en 1679 sous le règne du roi Charles II. Tout citoyen résidant sur le territoire de la Grande-Bretagne et emprisonné sans jugement pouvait solliciter un « writ d’habeas corpus a judiciendum« , c’est-à-dire l’ordre écrit de le faire comparaître devant une juridiction compétente. Napoléon comptait sur le parti libéral d’opposition pour protester contre cette violation de la loi. L’affaire serait ainsi soumise au jugement d’une juridiction compétente devant laquelle ses défenseurs auraient plaidé qu’il ne pouvait être tenu pour criminel, mais comme le souverain de l’île d’Elbe, reconnu par les Puissances aux termes du traité de Paris du 30 mai. Dans un deuxième temps, il pouvait être autorisé à séjourner en Grande-Bretagne en vertu de l’Alien Bill. Son frère Lucien n’avait-il pas été prisonnier des Anglais jusqu’en 1814 puis relâché ?

Dans un premier temps, il fallait l’éloigner ?

Oui. Eviter à tout prix qu’il ne mît le pied à Londres et ne rencontre des lawyers ! Le Bellérophon fit demi-tour et vogua vers Sainte-Hélène. Il semblerait que Wellington fut consulté sur le choix de l’exil et qu’il ait conseillé cette île volcanique, facile à garder pour la Navy, située à des semaines de Londres, où sévissaient la dysenterie et l’hépatite à l’état endémique et où Wellington lui-même avait failli se noyer.

Le gouvernement de Pitt escomptait qu’il disparaîtrait en quelques années ?

Le médecin irlandais O’Méara, qui soigna Napoléon, affirme que l’île souffrait d’un problème de ravitaillement en eau : « L’eau qu’on portait à Longwood, pendant les deux, trois mois de l’été, était extrêmement trouble, épaisse et dégoûtante ; je suis persuadée qu’elle contribuait beaucoup à occasionner les dysenteries qui sont si communes dans l’île. Elle est si rare que les soldats du 66ème régiment sont harassés de fatigue pour s’en procurer, étant obligés d’en aller chercher à une lieue de leur camp ».

Longwood fut sans autre eau que celle apportée par tonneaux, trainés sur une charrette par des Chinois, de 1815 à 1819. La bâtisse était exposée aux alizés et dépourvues de fondations, seulement isolée de la terre battue par une planche par où passaient les rats.

O’Méara a procédé à l’inspection des registres de la paroisse : très peu de personnes vivaient au-delà de quarante-cinq ans.

En outre, les Français ne sont pas les seuls concernés : « J’affirme sur l’honneur, continue O’Meara, que 56 hommes du second bataillon du soixante-sixième régiment, en douze ou treize mois de séjour à Sainte-Hélène, sont morts de la dysenterie ou de l’hépatite ».

Et plus loin : « En douze ou treize mois, un bataillon sur 630 hommes en a perdu 56, ce qui fait un sur douze ; mortalité inouïe… » De même, le Conquérant, en juillet 1817 a perdu, en dix-huit mois, cent-dix hommes sur son effectif complet de six cents (outre 107 matelots renvoyés en Angleterre). Le général Gourgaud qui a failli mourir de dysenterie, note de son côté le 16 avril 1817, « depuis sept jours, il est mort quatre soldats de la dysenterie ».  Et le 28 avril 1817, « il y a beaucoup de malades en ville ; au camp, plusieurs soldats sont morts ».

Quelle a été la stratégie d’Hudson Lowe dans cette affaire ?

Lowe était un piètre stratège et il l’avait démontré lorsqu’il s’était fait intoxiquer par les services français avant la chute de l’île de Capri qu’il était chargé de défendre… mais il s’est révélé un maître en influence à distance et désinformation.

La première étape fut de chercher à isoler Napoléon de son entourage par des menaces voilées. Las Cases fut le premier à partir, suivi de Gourgaud et de la comtesse Montholon. Cependant les généraux Bertrand et Montholon restèrent jusqu’à la fin, mi par devoir mi persuadés que Napoléon mourrait rapidement. Autant valait se donner le beau rôle et bénéficier des largesses de l’Empereur qui disposait encore de quelques millions à distribuer dans son testament.

Deuxième moyen : maîtriser l’information médicale remontant des médecins, en éliminant tout ce qui pouvait engager la responsabilité de la Grande-Bretagne. Autrement dit, Napoléon ne devait mourir ni d’une hépatite ni d’une dysenterie. Les médecins qui approchaient Napoléon étaient des médecins militaires ayant leur déontologie mais tributaire de la hiérarchie pour le reste. Il était facile de leur extorquer des renseignements et de leur imposer un diagnostic par des menaces d’exclusion.

O’Meara fut chassé de l’île. Le Dr John Stokoe qui prit sa suite, ayant écrit dans son rapport le 19 janvier 1819, « je suis à présent convaincu que ce viscère (le foie) est gravement affecté », fut traduit en conseil de guerre par Lowe et rayé des rôles de la Marine. Ces deux médecins par leur intransigeance déontologique font honneur à la médecine militaire anglaise.

Pendant neuf mois en 1819, Napoléon fut privé de soins. Heureusement Napoléon ayant fait demander l’envoi d’un médecin français, Antommarchi arriva fin 1819.

Hudson Lowe dut adapter son comportement ?

Lowe ne contrôlait pas Antommarchi mais il avait tous les médecins anglais bien dans la main. Antommarchi avait posé le diagnostic d’hépatite dès le premier jour, comme d ‘ailleurs tous les autres médecins ayant eu accès à l’observation de Napoléon. Lors du décès en 1821, Lowe ne put l’empêcher de procéder à l’autopsie mais il envoya les médecins anglais assister à celle-ci et demanda un compte rendu commun où le mot « hépatite » ne devait apparaitre à aucun prix. Antommarchi refusa de le signer et rétablit la vérité dans ses Mémoires. J’ajouterais que Guillard qui identifia le corps lors du Retour des Cendres, nota aussi : « les parois du ventre (étaient) dures et affaissées ». Ne serait-ce pas que l’intestin avait été subtilisé ?

Pourquoi le suspectons-nous ? Par le témoignage du Professeur René Leriche (premier président du Conseil de l’Ordre des médecins) qui le tenait de Sir Berkeley Moynihan : lors d’une réception officielle du Collège des chirurgiens à Londres en 1927, Moynihan le prit à part et lui dit : « venez avec moi, je vais vous montrer quelque chose de rare que personne ne connaît. » Il prit une clef suspendue à une chaînette qui ouvrait un coffre-fort enchâssé dans le mur et en retira un flacon de verre sans étiquette contenant un fragment d’intestin grêle perforé. « C’est l’intestin de Napoléon ! »

Il n’y a qu’une seule explication : Lowe avait fait soustraire cette pièce anatomopathologique qui faisait suspecter que Napoléon était mort d’une perforation dysentérique. Lowe avait effacé les dernières traces de sa responsabilité.

Gérard Lucotte : sa vie, son œuvre, par lui-même

Gérard Lucotte nous a transmis une présentation de son parcours qui ne manque pas d’humour. En voici quelques extraits.

« Les Lucotte sont bourguignons, originaires du canton d’Arnay-le-duc, dans l’actuel département de la Côte-d’Or. […] Un Claude Lucotte, manouvrier, s’y était établi à la fin du règne de Louis XIV, donnant naissance à toute une lignée de Lucotte, dont le plus célèbre, un général d’Empire justement, ami du général Hugo (le père de Victor) donna son nom à une ancienne rue du XVème arrondissement de Paris. Lors d’une dédicace dans une librairie de la rue Gay-Lussac, j’eus l’émotion de voir pour la première fois sa signature dans une collection d’autographes. Le général Michel Lucotte reçut de Louis XVIII l’ordre d’arrêter Napoléon en 1815, mais ses troupes mirent la crosse en l’air sans qu’il fît grand-chose pour les en dissuader.

Mon père était chirurgien et je commençai moi-même des études de médecine, préférant toutefois rapidement la biologie à l’austère clinique. Docteur en génétique puis docteur ès sciences, un diplôme qui nécessitait à l’époque de travailler quinze ans à sa thèse, je commençai ma carrière professionnelle au CNRS à Gif-sur-Yvette, puis devint chef de service au Centre National de Transfusion Sanguine, rue Alexandre Cabanel, à Paris. L’époque était difficile dans ces années de scandale du sang contaminé […]

J’y ai fondé à Paris, en 1982, un des tout premiers laboratoires français de génétique moléculaire humaine ; j’y découvris les marqueurs ADN du chromosome Y, surnommé (pour l’une de ses formes) chromosome d’Abraham. Je devins professeur à l’Ecole d’Anthropologie de Paris, poste que j’occupe à vie et fondai l’Institut d’Anthropologie et de Génétique Moléculaire. J’ai aussi consacré une partie de mes études à l’étude scientifique des reliques de la Passion et fis paraître, en 2007, avec le docteur Philippe Bornet, ancien journaliste à Valeurs Actuelles, Sanguis Christi, Le sang du Christ, chez Trédaniel.

Puis en 2010, j’ai récidivé avec Vérités sur le Saint-Suaire, à l’atelier Fol’fer.

Au physique, de taille moyenne, je me suis laissé pousser une moustache et je porte maintenant les cheveux longs, comme marque d’autorité universitaire. Au moral, j’ai horreur des enquiquineurs, des bavards et de des cuistres de tout poil qui prétendent me dicter ce que je dois penser. »

Cet ouvrage, Qui a tué Napoléon (op. cit.), a été coécrit avec le docteur Philippe Bornet, ancien chargé de cours à la chaire d’Histoire de la médecine, diplômé en médecine interne et ophtalmologie. Philippe Bornet a été l’invité du n°122 de Communication & Influence en juin 2022, qui s’intitulait : « Tyrannie et dictature, derrière l’injonction communicationnelle, le contrôle des esprits ». On retrouvera en p.6 de cette publication la biographie détaillée de Philippe Bornet. Ce n° peut être téléchargé grâce au lien suivant : http://www.comes-communication.com/files/newsletter/Communication&Influence_juin_2022_Philippe_Bornet.pdf

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